Cela faisait maintenant plus de deux heures que le conseil s’était retiré pour délibérer. Du haut de son mètre soixante, il scrutait indéfiniment le belvédère qui, une fois la session terminée, se transformerait en un grand brasier. Le passage dans le monde adulte avait toujours été un moment crucial dans la vie d’un être humain et, alors que ses yeux restaient en alerte, il se remémorait ses leçons de civilisations.

Il était heureux de vivre à une époque où ce passage s’effectuait d’une manière non barbare, où il n’avait pas à lutter contre un monstre à deux têtes qu’il était censé poursuivre au travers d’un rêve artificiel, ni de devoir sauter du haut d’un échafaudage de bambous avec, pour seul lien à la vie, une corde qu’il devait avoir conçue de telle façon que seul le sommet de son crâne puisse toucher le sol lors de la chute. Ces anciennes pratiques avaient été peu à peu abandonnées au fur et à mesure que l’humanité se développait, et avaient complètement disparues pendant l’age de sable. Cet âge où l’homme avait perdu toutes ses croyances dans l’imaginaire qui le reliait au divin, dans les phénomènes inexpliqués qu’il attribuait alors à une méconnaissance de la science. Cet âge où la silice avait permis à l’homme d’effectuer un bond gigantesque en avant, et lui avait donné les moyens de se créer et de se détruire. Cet âge, qui malgré ses défauts, avait été nécessaire au passage dans le monde adulte de l’humanité, celui de l’âge de la vie.

Les fonctionnements animal et végétal avaient été découverts par le biais de la génétique, mais ce n’est que lorsque l’idée de l’ADN avait été transposée au monde minéral, que le basculement avait eut lieu. En effet, il existait une carte d’identité, plus vaste que l’ADN, qui regroupait chaque atome, chaque configuration d’atomes, chaque configuration de molécules, d’acides aminés, de cellules et qui établissait l’organisation et le fonctionnement de toute entité. Cette carte d’identité fut longtemps dénommée sous le terme « souffle divin », avant de retrouver sa laïcité sous le simple terme de « vie ». Cette vie, commune à toutes entités, ne les différenciait qu’à la façon d’utiliser ses briques de bases, un morceau de charbon possédant alors le même potentiel de vie qu’une anémone, qu’une araignée ou qu’un mammifère. Devant cette découverte, l’homme reconsidéra sa vision sur le monde, et perdit, une fois de plus, sa notion de spécificité, d’élu des dieux, tout comme Copernic, Galilée ou Darwin avaient contribué à le faire auparavant. L’animal, le végétal et le minéral se retrouvant sur le même pied d’égalité, leur interaction put enfin s’opérer. L’homme s’intéressa d’abord aux configurations minérales et s’aperçut qu’il pouvait influer sur leurs organisations, transformant ainsi aisément un simple morceau de charbon en le plus pur des diamants.

Mais ce n’est que lorsqu’ils tentèrent de faire la même chose sur les végétaux qu’ils se rendirent compte de leur erreur. La vie insuffle dans chaque entité une part de conscience et de volonté. Ainsi, un morceau de charbon choisit d’être charbon et non diamant. Le fait que sa volonté soit faible, avait permis à l’homme d’aliéner le minéral, mais la volonté du végétal était plus forte, et il ne parvenait pas aussi facilement à les transformer. Il comprit alors qu’il ne devait pas chercher à dominer les autres vies comme il l’avait fait jusque là, mais qu’il devait s’efforcer à se faire comprendre par elles. Ainsi fût créer les ordres des règnes, chacun s’efforçant à dialoguer avec le règne qui lui était associé. Les hommes membres de ces ordres s’évertuaient à faciliter la vie des uns et des autres, réclamant, par exemple, aux rivières de modifier leurs cours afin de fournir suffisamment d’eau aux champs de blé, ou indiquant aux abeilles les emplacements propices à l’installation des ruches. Chaque vie y trouvait un fonctionnement justifié par le respect qu’elles entretenaient les unes par rapports aux autres.

Les hommes ayant compris les fondements de ces vies, agissaient à leur entretien. Seuls les disciples des ordres étaient autorisés à négocier au nom de l’humanité, et l’entrée dans les ordres s’effectuait lors du passage de l’adolescence au monde adulte. Tout un chacun possédait la connaissance du dialogue avec la vie, mais, rares étaient ceux qui pouvaient prétendre se faire entendre et comprendre par ces vies. Aussi, l’entrée dans les ordres s’effectuait, à l’instar du compagnonnage, par la réalisation d’une œuvre d’harmonie vivante. Selon l’intensité du lien vivant observé, l’adolescent était autorisé à mener une vie d’adulte en tant que simple citoyen, ou en tant que disciple, si l’œuvre se révélait posséder l’harmonie adéquate.

Son œuvre, il l’avait voulut grandiose, et il l’avait réalisée ainsi. L’ordre auquel il prétendait était celui du règne minéral, ce règne où l’on dialoguait également avec les éléments. Depuis son plus jeune âge, il avait été attiré par les molécules gazeuses, leur liberté et leur grand nombre. Son élément était le vent, et il avait appris à lui parler et à le comprendre. Mais ce qui l’avait attiré formait la difficulté du dialogue. Modifier les configurations d’éléments aussi volatile que ceux d’un gaz, demandait une concentration de chaque instant, où l’on devait parler à chaque élément distinct pour lui demander la faveur de s’orienter selon son idée. Au fur et à mesure de son apprentissage, il était parvenu à se faire entendre par de plus en plus d’entités gazeuses, et d’un simple courant d’air, il était parvenu à créer une bise, puis une bourrasque. A chaque fois, il ressortait épuisé de ces discussions, mais sa capacité à s’obstiner dans sa tâche lui redonnait l’ardeur nécessaire à poursuivre, encore et encore, pour enfin parvenir à ce jour, où il avait démontré son talent d’orateur moléculaire auprès des membres de l’ordre minéral.

Il s’était présenté à eux avec la naïveté et la fougue de la jeunesse, et leur avait déclamé que ce qu’il allait leur présenter allait les décoiffer ! Le bon mot n’avait pas été très bien perçut par la plupart des membres du conseil, et son ardeur n’en fut que plus grande. Il commença tout d’abord par un léger frémissement dans les branchages des grands chênes, ainsi que par une ondulation contrôlée dans les grands champs d’herbe folle. Il était assis en tailleur au milieu de la prairie et se concentrait à chaque instant pour demander aux molécules de l’aider dans cette œuvre inutile, qui ne devait démontrer que sa capacité d’orateur, sans aucun retour pour les molécules. L’acte des molécules était un don total à l’homme en devenir qui avait cherché à les comprendre, mais il devait à chaque instant leur rappeler leur lien, car les molécules ne possédaient pas à proprement parler de mémoire. Elles possédaient une volonté propre qui était ancrée dans leur vie, mais pour en modifier le contenu, il fallait leur apprendre un niveau de conscience supplémentaire et le leur répéter constamment afin de créer une cohérence entre elles. La tâche était vraiment ardue car elle correspondait à une même conversation à prononcer à chaque élément distinct. Il était parvenu à transformer cette conversation en un bruit de fond inconscient qui, une fois débuté, s’entretenait en dehors de sa propre volonté consciente, et de ce fait, il modifiait ses propres configurations de vie. Là où la lutte était la plus difficile, était lors de l’ordonnancement des indications à fournir consciemment à l’ensemble du groupe. Il devait se convaincre, s’en perdre le bruit de fond, de modifier subtilement quelques éléments afin de franchir une étape supplémentaire. Ainsi il put créer des brusques coups de vents, qui représentaient en quelques sortes les prémices d’un démarrage de moteur. Les à-coups étaient violents et semblaient incontrôlables, mais il parvint à leur insuffler une continuité qui transforma les coups de vent en un flux constant et rapide. Cette constance et cette rapidité réclamaient de discuter à de plus en plus de molécule afin de ne pas tarir ce vent, et cela lui réclamait des efforts tels qu’il devait modifier ses configurations digestives, afin d’accélérer l’assimilation des sucres et des graisses présents dans son corps. Mais rien ne comptait plus que son œuvre et sa fluidité, il ne pouvait se permettre d’interrompre le mouvement, pas pour ce qu’il voulait réaliser. Il choisit une rafale de vent, et resta plus longuement à discuter avec ses molécules. Il leur demanda de créer une cyclicité auto entretenue, c’est à dire de transformer leur mouvement linéaire en un mouvement circulaire infini. La grâce qui en découla émerveilla les membres du conseil, mais il n’en avait pas conscience, il était trop préoccupé à parler aux molécules et à s’entretenir physiquement. Il venait de créer plusieurs anneaux de vents, dont il augmentait l’effet en demandant à l’herbe de se laisser guider par ces courants. Il sentait son corps réclamer encore plus d’énergie, et il ne voulait pas s’arrêter, pas aujourd’hui, pas alors qu’il se sentait si proche de faire évoluer sa partition éolienne en un final majestueux. Il puisa alors les derniers restes d’énergies qu’il possédait et fit sa plus belle argumentation pour réclamer aux divers anneaux de vents de se réunir au sein d’une seule et même trompe de vent, et de créer une mini-tornade non destructrice. Sa verve ne mit pas longtemps à convaincre les plus récalcitrantes des molécules, et bientôt la pairie représentait l’écrin d’un joyau éolien qui se maîtrisait consciemment, évoluant avec la grâce d’un félin, faisant entendre son rugissement de temps en temps et ne détruisant rien sur son passage. La tornade effectuait une danse harmonieuse tout autour de lui alors qu’il approchait sa conscience dangereusement de la phase de coma. Puis il sentit la limite approcher, et relâcha son attention, rendant la liberté aux molécules, mais celles-ci se complaisaient dans le rôle qu’on venait de leur faire jouer, aussi restèrent-elles encore quelques minutes dans leur configuration artificielle. Il réintégra peu à peu le monde réel, épuisé, vidé, mais il trouva quand même les dernières forces pour se relever, montrant ainsi au conseil qu’il ne parlait plus aux vies, qu’il les avait suffisamment convaincues de vivre selon la forme qu’il avait rêvé, du moins pour les quelques minutes suivantes. Il se retourna et observa son œuvre, heureux, fier de lui et fier de la vie, fier de cette harmonie naissante. Il s’écroula le sourire aux lèvres peu de temps avant que les molécules ne reprennent leur volonté entropique. Il allait devenir un disciple du règne minéral, il le savait.